photo © fabian da costa
" Et sur quelle douleur pose -t-on cette gaze ? " 1/2
Rainer Maria Rilke
Ses deux bras nus sur la pierre chaude de la balustrade, Anne regarde l'ombre des orangers trembler sur les marches de la terrasse. Les serveurs en vestes blanches glissent silencieux et lointains entre les robes longues et les smokings. Le bourdonnement des voix s'écoule par les baies grandes ouvertes, pour se mêler dehors au bruissement des feuillages.
Elle ferme les yeux. Le soleil de cette fin de journée n'en finit pas de se coucher sur le lac. Le jour s'étire comme un chat paresseux qui ne veut pas vraiment bouger, mais seulement s'étendre jusqu'au bout de ses pattes. Anne pense aux douces pelotes roses entre les griffes recourbées.
Elle se dit que jamais peut-être ce jour ne finira, et qu'elle restera ainsi suspendue dans le regard vert du chat qui s'allonge plus encore dans les lavandes, au pied des orangers. Elle va vers lui et ses sandales neuves crissent sur le gravier. Le chat ne bouge pas. Il est couché, blanc au milieu des épis bleus. Elle le caresse et sa main se parfume de fourrure et de lavande chaude.
Elle est seule, merveilleusement. Sans nurse anglaise ni gouvernante allemande. Elle avait supplié. – Non Maman, s'il vous plaît, les Misses sont trop maigres et les Fraülein trop grosses. Je préfère être sage - . Et sa mère avait ri en lui caressant les cheveux. Anne croit qu'elle peut mourir de bonheur pour ce rire et pour cette caresse. Ma Mère, ma divine Mère, pense-t-elle.
Nulle femme n'est aussi blonde, aussi lumineuse que cette mère adorée. Jamais Anne ne l'a entendu élever la voix pour commander les domestiques ou pour la gronder. De quoi la gronderait-on d'ailleurs ? Depuis toujours elle sait faire silence et disparaître quand il convient. C'est le prix à payer pour vivre, souvent oubliée, à l'ombre douce de son amour. Et tous à l'ambassade sont comme elle. Les bonnes, le cuisinier, le chauffeur, le jardinier, le chien : tous ils attendent, ils guettent, ils provoquent le sourire, le soleil, l'éclosion de la joie sur le ravissant visage.
Les rires et les voix s'apaisent là-bas, pour n'être plus qu'un ressac qui vient mourir sur le sable de l'allée. Des notes de musique se détachent maintenant. Elles s'accrochent légères, blanches et noires entre les longs filaments roses des cléomes. Anne se dit qu'elle pourrait les cueillir au bord des pétales irisés, les rassembler dans le creux de sa main. Une voix s'est jointe à la mélodie. Anne ferme ses oreilles sous ses paumes serrées. Le jeune secrétaire d'ambassade anglais, chante. Il est assis au piano, les femmes se sont rassemblées autour de lui, les hommes fument à l'écart. Elle sait que sa mère debout près du grand bouquet de pivoines blanches, tourne les pages. Elle se penche, tend le bras vers la partition, et son reflet pareillement s'incline. Anne tremble qu'un soir sa mère ne s'engloutisse dans ce lac de verni noir, perdue à jamais.
Les arbres flamboient enfin au jardin du couchant. L'autre jardin, celui du levant, est dans l'ombre du soir. Son père avait dit : - Je voudrais à l'Est des fleurs couleur du ciel quand l'aube hésite entre le jour et la nuit. Et le jardinier avait planté des ancolies couleur de craie, des pensées mauves au coeur rose, des iris à gorge blanche et sépales violets, à longue barbe lavande. Il disait aussi, - Il faut que les chants des oiseaux au matin, courent sur des bordures d'argent soyeuses et s'enroulent comme des copeaux vibrants autour de leur feuillage. Le jardinier alors avait mis en terre des épiaires duveteuses et argentées, des rhododendrons crémeux, et d'autres iris encore, bleuâtres comme de la neige à l'ombre, qui montraient une langue striée de vert au-dessus d'un chatoiement de campanules.
tu écris toujours aussi bien...
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