le Port de Bordeaux
Ceux-là - sont nés dans un port – les
autres pas. Ceux-là ont eu dans leurs oreilles, dès qu’elles s’ouvrirent au
bruits du monde, les sirènes des bateaux, la plainte lugubre des cornes de
brume les nuits de novembre. Ils ont vu tourner sur les quais les grandes ailes
des grues, qui arrachaient du ventre des navires les chargements de bananes, de
café, d’arachides. Ils savaient que le temps aller changer à la prochaine marée, et
en toute innocence ils parlaient des bittes - avec deux T - où s’enroulent les
cordages des bateaux.
Où que la vie les entraîne, ils ne peuvent
oublier le cliquetis des haubans, le claquement d’une voile qui s’ouvre, le
clapotis de l’eau contre les digues. Ils savent que le phare s’éveille à la
tombée du jour, pour lancer toute la nuit un chemin lumineux entre les hommes
de la terre et ceux de la mer.
Ceux-là, et j’en suis, ne serons jamais
d’autre part que d’un rivage perdu. Mais si vous les mettez dans n’importe
quelle ville maritime, où ils ne sont jamais allés – ils vont flairer le vent,
regarder le ciel, et vous dire avec aplomb - : la mer, c’est par là. Et
ils se trompent rarement.
Si la vie les arrache à leur monde, à
leurs rêves, ils vont survivre bien entendu. Ils vont apprécier à leur juste
valeur tout ce que la terre des terriens offre de beau et de splendide. Mais si vous avez l’oreille fine, vous les entendrez soupirer qu’ils préfèrent la
mer.
Ceux-là ont un secret bien gardé. Lorsqu'ils pleurent, ils savent que du bout de la langue ou du doigt, ils peuvent cueillir
quelques gouttes d’eau salée venues de leur mer intérieure. Les Autres pas.